Taylor Smith

Taylor Alaina Liebenstein Smith (née en 1993 à Rochester, New York) est une artiste américaine, naturalisée française. Elle vit actuellement à Oslo, Norvège et travaille entre Oslo et Paris. Elle a obtenu un B.F.A. en arts plastiques et un B.A. en histoire de l’art de l’Université deBoston en 2015, avant de compléter une  maîtrise en médiation culturelle à l’École du Louvre à Paris en 2017. Elle entame actuellement un M.F.A au Kunstakademiet à Oslo. En 2017-2018, elle reçu la bourse de résidence Harriet Hale Woolley de la Fondation des États-Unis à Paris et a participé à plusieurs expositions collectives et individuelles, en France, en Finlande aux États-Unis, en Allemagne, et en Espagne. Elle est également membre de la Bioart Society (Helsinki).

Depuis 2014, des collaborations humaines et plus qu’humaines avec des scientifiques (principalement des chercheurs en microbiologie, botanique et physique), ainsi que des bactéries, poètes, micro-algues, jardiniers, champignons, paysagistes et agaves— entre autres— sont devenues centrales dans la pratique de Taylor. Lorsque ces collaborations internationales et inter-espèces se multiplient, ses travaux récents explorent également les croisements et les traductions ratées entre des langues humaines et des modes de communication employés par d’autres espèces.

En entremêlant le bio art et des pratiques performatives in-situ avec de la photographie, la vidéo, la gravure et la sculpture, sa pratique tente d’exister au cœur de l’espace fragile et transitoire occupé par la mémoire. C’est cet espace de flottement liminal, à la fois matérielle et conceptuelle, entre la dégénérescence et la régénération qui la fascine.

Taylor a reçu la bourse mobilité douce de ART2M/Makery dans le cadre du programme Rewilding Cultures en 2023. Rewilding Cultures est co-financé par l’Union Européenne

A familiar veil

Résumé du projet

Photographie argentique des archives de A familiar veil révélations photographiques pendant les ateliers, Marinarium, Concarneau

A familiar veil est à la fois un triptyque vidéo et un projet plus vaste, débuté au cours d’une résidence art-science à la station de biologie marine du Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN) à Concarneau en février 2022. Le projet a commencé sous forme d’une collaboration avec le Professeur en microbiologie marine Cédric Hubas. Il s’est ensuite déplacé à Kilpisjärvi, en Finlande, à Sandøya, en Norvège, et à Strückhausen, en Allemagne : des paysages ruraux qui ont une importance personnelle pour moi et mes ancêtres : humains et plus qu’humains. Dans chaque lieu, des souvenirs humains (sous forme de texte ou d’image) ont été collectés auprès des habitants, puis « révélés » sous forme photographique vivante grâce aux micro-organismes photosensibles prélevés dans ces mêmes lieux. Au sein du triptyque vidéo, une poésie visuelle de ce processus de revivification de la mémoire est accompagnée par les voix de quatre femmes issues de quatre générations différentes, qui racontent leurs souvenirs respectifs. Chaque souvenir est raconté in-situ, dans son paysage d’origine : français, finlandais, allemand ou norvégien. Au sein du triptyque vidéo, ces paysages se retrouvent ainsi reliés entre eux au travers des femmes et des microorganismes photosensibles qui les habitent.

La collaboration avec Cédric au MNHN, à l’origine de ce projet international et inter-espèces, vient de se clôturer avec une série d’ateliers micro-performatifs au Marinarium, le musée rattaché à la station marine de Concarneau, le 28 septembre dernier. J’ai été également invitée à présenter ce projet au sein d’une exposition et une conférence au site central du MNHN à Paris du 7 au 13 octobre. J’ai exposé donc le triptyque vidéo A familiar veil, ainsi que les archives photographiques et une série d’objets mimétiques biodégradables issus du projet au sein du Studio Bioinspire-Muséum, un espace éphémère installé dans la Galerie de botanique du MNHN à l’occasion de la fête de la science.

Ayant quitté Paris pour m’installer à Oslo, Norvège en octobre 2022, la bourse de mobilité Rewilding Cultures proposée par Makery.fr et co-financée par l’Union européenne m’a permise de revenir en France pour terminer le projet sans prendre l’avion. Vu qu’il se situe au croisement de l’art contemporain et de l’écologie, il m’a paru essentiel de réduire mon empreinte carbone au maximum pour ce voyage Oslo-Concarneau-Paris-Oslo, effectué donc entièrement en train et en bateau.

Introduction

Photographie argentique des archives de A familiar veil : une participante d’un atelier de révélation de la mémoire au Marinarium de Concarneau avec l’œuvre vidéo A familiar veil, Part I et son souvenir en cours de révélation dans le biofilm en arrière-plan

Le triptyque vidéo A familiar veil, et les archives photographiques et sculptures mimétiques qui l’accompagnent, constituent un projet de bioart poétique qui s’étale sur plusieurs échelles. Cet ensemble d’œuvres est issu d’une forme de collaboration entre humains et microorganismes photosensibles, surtout des diatomées (micro-algues) et bactéries. Suite à nos provocations, ces microorganismes peuvent en effet agir comme des médiateurs entre humains issus de différentes générations. Ils nous permettent de percevoir autrement des liens entre nous et nos ancêtres morts, ou encore entre d’autres humains qui n’habitent pas les mêmes espaces-temps que nous, mais avec qui nous partageons des liens indéniables. À force de voir ces liens entre-humains apparaître dans les corps photosensibles de ces microorganismes, il est impossible d’ignorer les liens que l’on tisse, si on le veuille ou non, avec les microorganismes eux-mêmes. Ce processus de révélation de nos propres souvenirs humains, sous forme d’un film photographique vivant tissé par ces êtres microscopiques, révèle, couche par couche, le maillage infiniment complexe d’espèces qui constituent les paysages que nous habitons, et les souvenirs que nous y projetons.

Biofilm est le nom très large attribué à une matrice collective de microorganismes (parfois photosensibles). Il est une métaphore vivante de la mémoire vive : il incarne à la fois la matérialité indéniable de la mémoire et son insaisissabilité. En tant qu’humains, nous sommes condamné.e.s à voir le monde à travers le voile de notre mémoire subjective et fugace : le maillage d’histoires qu’elle tisse en puisant dans la réalité matérielle des paysages qui nous entourent. Au-delà de notre mémoire, nous vivons, existons, grâce à un autre voile que nous ignorons : celui tissé par les microorganismes. Ce voile vivant recouvre toute surface intérieure et extérieure de ces mêmes paysages, ainsi que de nos corps, et se mêle ainsi inextricablement au voile de notre mémoire.

Ce projet peut donc être conceptualisé comme un portail voilé : une ouverture toujours partielle à la communication inter-espèces, ou plus largement à la biosémiotique, via une approche intuitive, sensible, matérielle, corporelle… qui doit passer par nos yeux et nos mains avant de pouvoir aller jusqu’au cerveau.

Le biofilm comme métaphore de la mémoire : matériel mais insaisissable

Photographie microscopique du biofilm prise par l’artiste sous loupe binoculaire à la station marine de Concarneau

Pour mieux expliquer les racines scientifiques du projet, je tente de définir plus précisément le biofilm, dont mon collaborateur Cédric Hubas est spécialiste. En biologie, en effet ce mot est très large : Cédric se concentre principalement sur des biofilms dits « épibenthiques » et « transitoires » de la zone intertidale, ou les biofilms fugaces des vasières, qui s’accrochent à la surface de la boue en marée basse, rien que pour partir en fumée en marée haute.

Tout aussi difficile à saisir par des mots que par nos mains, le biofilm est à la fois matériau et matrice vivant qui se trouve toujours dans un état d’entre-deux : solide/liquide, jour/nuit, individu/communauté, aquatique/terrestre. Il s’agit d’une couche de vie composée de microorganismes, rassemblés entre eux grâce à la colle naturelle de protéines et lipides « EPS » dans un filet symbiotique. Parfois il est collé à une surface : un rocher, nos tuyaux, nos os… parfois il flotte librement dans la mer.

Cédric décrit plus précisément sa nature matricielle : « Une matrice (du latin matrix dérivé de mater « mère ») est un élément qui fournit un appui ou une structure, et qui sert à entourer, à reproduire ou à construire. En microbiologie, le terme désigne plus particulièrement un environnement dynamique et protecteur dans lequel les microorganismes croissent et se meuvent. Autre détail important, cette matrice est produite par les microorganismes eux mêmes. C’est dans ce contexte que je mène mes recherches depuis quelques années. Les microorganismes qui peuplent ces matrices sont généralement photosynthétiques et je m’intéresse donc tout particulièrement à leur sensibilité à la lumière, leur photo-physiologie et les comportements migratoires induits par la lumière. »

La main d’une participante tentant de saisir le biofilm, atelier de révélation de la mémoire au Marinarium de Concarneau

À l’origine de la vie il y a 3,5 milliards d’années déjà, divers biofilms aquatiques ont commencé à évoluer lentement et subtilement. Ils ont fini par s’ancrer sur les rochers, et former une croûte marine : le stromatolithe, puis terrestre : le biocrust. Le biocrust, cette « peau vivante de la terre » toujours composée d’êtres photosensibles (lichens, cyanobactéries…) nous illustre les traces terrestres de nos ancêtres aquatiques. Faute de racines, au cours de la longue histoire de notre planète, les biofilms ont été constamment arrachés, dispersés par l’eau, reformés, ou sinon, endurcis pour devenir biocrust.

Détail d’une boite de petri : un souvenir (texte) de mon arrière grand-mère révélé dans un biofilm issu des bactéries photosensibles de sa tombe familiale à Strückhausen, Allemagne

Face aux menaces du changement climatique, biofilm et biocrust demeurent communautés de nombreuses espèces bio-indicatrices. Ils recouvrent toujours notre planète comme une peau lumineuse, un film photosensible qui capte les empreintes de tout le reste— y compris des activités humaines destructrices.

Un peu comme le fameux deep scattering layer, qui migre en synchronie depuis les profondeurs de l’océan vers la surface la nuit, puis redescend le jour, les diatomées (les micro-algues photosensibles qui composent le biofilm étudié par Cédric) migrent également sur ce rythme circadien à leur propre petite échelle. Elles montent et descendent au sein de la matrice du biofilm sur ce cycle fiable de vingt-quatre heures mais, entre-temps, les variations plus aléatoires de lumière naturelle ou artificielle modifient leur parcours. Elles sont photosensibles : c’est à dire, elles passent leurs vies à révéler et à effacer des images. Nous tentons ainsi d’intervenir avec la lumière au moment propice du cycle, afin de faire apparaître ses images cachées, ainsi que pour y projeter les nôtres.

Faire apparaître des images grâce à la photosensibilité du biofilm

Détail de la révélation photographique d’un texte issu d’un souvenir d’un des participants dans le biofilm, atelier de révélation de la mémoire, Marinarium de Concarneau. Un tapis brunâtre est formé par les diatomées (micro-algues brunes) aux endroits où le négatif est noir. C’est là où elles se retrouvent à l’abri de la lumière, et doivent donc monter vers la surface pour la chercher. Un autre tapis bleu-gris (la couleur de la vase) apparaît aux endroits où le négatif est transparent. C’est là ou la lumière transperce le négatif pour toucher les diatomées, les incitant ainsi à se plonger dans la vase pour se cacher. Le contraste entre les deux tapis brunâtre et bleu-gris transpose l’image du négatif en positif : en l’occurrence, le souvenir du participant

Les recherches plastiques à Concarneau : moulage en agar agar et scan 3D

Photographie argentique des archives de A familiar veil : révélations photographiques aux laboratoires et pendant les ateliers, station marine de Concarneau

Afin de développer mes recherches avec Cédric, j’étais accueillie en résidence à la station marine du Muséum National d’Histoire Naturelle à Concarneau, pour quatre séjours entre février 2022 et septembre 2023. Avec Cédric et son équipe, notamment Caroline Doose et Élisabeth Riera, j’ai abordé le rôle de ces êtres infimes et ignorés qui composent les biofilms comme créateurs d’images, en tentant de collaborer avec ces organismes pour intervenir subtilement in-situ, au travers des gestes micro-performatifs.

Je commençais par porter, par exemple, des négatifs photographiques sur lesquels étaient imprimées des traces de mes propres souvenirs, sous forme de textes et images, avec moi au sein de divers paysages, à la recherche des microcosmes habités par des biofilms photosensibles. Je m’arrêtais, par exemple, devant les cuvettes autour de la station marine et au sein des vasières du littoral breton. Grâce à la rencontre entre la lumière, le biofilm et les négatifs, des « micro-révélations » de ces souvenirs ont eu lieu. Je captais ces moments fugaces au travers de la vidéo et la photographie, afin de créer des œuvres plus pérennes.

Photographie argentique des archives de A familiar veil : double exposition des moulages des diatomées

Je répétais ces expériences in-situ dans d’autres paysages en Norvège, Finlande et Allemagne avec des souvenirs plus précisément liés aux paysages respectifs. Au travers de cette accumulation d’expériences et de mes recherches et conversations avec Cédric, Caroline, Élisabeth, et d’autres chercheurs de la station marine, le projet initial s’est élargi. Au départ, le langage plastique du projet se déployait principalement en deux dimensions, à travers de la photographie, la gravure et la vidéo. Je cherchais ainsi à mieux exprimer l’aspect tactile et trois dimensionnelle du biofilm, rendu perceptible surtout grâce aux objets auxquels il s’accroche. J’ai commencé donc à mouler des cuvettes, les niches creuses de la plage où je trouvais le biofilm, en agar agar : un poudre biodégradable issu des algues de la famille gelidium qui se transforme en gel solide lorsqu’il est chauffé dans l’eau. L’agar agar était le matériel parfait pour ces moulages in-situ, car il saisit tous les détails minutieux d’un objet sans laisser la moindre trace polluante. Ces expérimentations ont capté l’attention d’Élisabeth Riera dans le cadre de ses recherches de nouvelles formes des récifs artificiels. Avec Élisabeth, nous avons commencé à scanner en 3D des objets naturels et synthétiques que le biofilm recouvre : algues, cuvettes, morceaux de bateaux qui s’enterrent dans les vasières et émergent à nouveau en marée basse. Avec l’imprimante 3D de la station marine, et grâce à une collaboration avec le Konkarlab (le fab lab de Concarneau), j’ai commencé à imprimer en 3D cette série d’objets mimétiques avec le PHA, un filament 3D biodégradable généré et composté par d’autres bactéries.

Photographie argentique des archives de A familiar veil : “memory holder” imprimé en filament PHA contenant la vase (et biofilm) près de la station marine de Concarneau

Grâce aux modèles 3D open source, j’ai également commencé à imprimer des reproductions des frustules, ou les coquilles en silice (verre) qui protègent les diatomées, à une plus grande échelle. Comme l’on peut voir dans les photographies microscopiques MEB (microscope électronique de balayage), ces frustules prennent naturellement des formes de boite, aux motifs extrêmement précis. Lorsque je réfléchissais aux formes des sculpture-conteneurs du biofilm pour une série d’ateliers avec le public, je me suis inspirée des frustules. Rappelant des sarcophages ou des boîtes à souvenirs, ces memory holders, ou réceptacles mimétiques ont été réalisés à la fin du projet.

Photographie MEB d’une diatomée prise par Aïcha Badou, station marine de Concarneau

Les ateliers de restitution et l’exposition finale

Les enfants touchant les objets mimétiques en agar agar et PHA au cours d’un atelier au Marinarium

En avril et septembre 2023, j’ai mené trois ateliers de « révélation de la mémoire » avec le grand public au Marinarium, le musée rattaché à la station marine de Concarneau. Les participants (enfants et adultes) ont été invités à m’envoyer un souvenir chacun.e, sous forme de texte, dessin, ou photographie. Je transformais ensuite chaque souvenir en négatif photographique, qui était posé par le participant au-dessus d’un des receptacles biodégradables (moulé en agar agar ou imprimé en PHA) sous forme de frustule de diatomée contenant le biofilm. Ces conteneurs était posés en-dessous des LEDs, puis exposés à la lumière. Les participants ont pu ainsi voir apparaître, petit à petit, leur souvenir sur la surface du biofilm au sein du conteneur : soit reproduit à l’exact, soit réinterprété, soit effacé par les diatomées photosensibles. L’imprévisibilité de l’expérience contribuait justement à sa magie, et à la prise de conscience qu’il s’agissait d’une collaboration avec ces êtres vivants, et non pas de la simple illustration d’une technique photographique.

Cette expérience de révélation a eu lieu dans un espace immersif créé au Marinarium. Le triptyque vidéo A familiar veil était présenté en arrière plan sur trois écrans, que le public pouvait regarder aux moments creux des ateliers. L’obscurité dans la pièce, la vue sur la mer avec les viviers de la station marine où le biofilm a été récolté, et la disposition des objets mimétiques autour de la salle ont contribué à la scénographie de l’expérience. Avec Cédric, nous avons également présenté les aspects scientifique et artistique respectifs du projet. Les trois groupes ont pu s’approprier de l’expérience à la fois de façon individuelle et collective, tout en prenant conscience de la magie comportementale de ces microorganismes photosensibles en direct.
Les archives photographiques, objets mimétiques et triptyque vidéo étaient ensuite transportés à Paris pour être exposés au Studio Bioinspire-Muséum, un espace éphémère installé dans la galerie de botanique du Muséum National d’HIstoire Naturelle à l’occasion de la fête de la science.

Détail des objets dans une vitrine que j’ai curaté pour l’exposition du projet au Studio Bioinspire-Muséum, Muséum National d’Histoire Naturelle, Paris : squelette d’une crustacée à côté d’une diatomée imprimée en 3D (PHA)

Le triptyque vidéo A familiar veil

Le résultat plastique principal du projet est un triptyque vidéo, où l’expérience de « révélation de la mémoire » grâce au voile, ou la matrice du biofilm, vécue par les participants des ateliers, se transporte à l’international. Chacune des trois vidéos ouvre un nouveau chapitre du projet, où les rapports complexes entre la mémoire humaine et les microorganismes photosensibles se multiplient.

Part I. Concarneau, 8:16”

Vues de l’installation vidéo de A familiar veil, Part I à l’exposition Circades, Le 6b, Saint-Denis, France. Commissariat : Collectif Espace fine. 15/09- 06/10/2022

Part I du triptyque vidéo se présente comme une installation immersive et sert du fond de décor des expériences de « révélation de la mémoire ». Elle est une introduction à la découverte sensible du biofilm, et à la manière dont sa matérialité évoque la matrice toute aussi complexe et évolutive de la mémoire humaine. Elle est conçue comme une composition cyclique de mots, images et gestes qui rendent compte des recherches et expériences sur le biofilm, qui émerge et disparaît de la surface de l’eau suivant un rythme circadien de vingt-quatre heures. Ce travail s’intéresse ainsi aux variations qui perturbent ce rythme, mais également au statut de biofilm en tant que créateur d’images. Les deuxième et troisième parties du triptyque explorent le même processus de révélation de la mémoire humaine, située plus précisément dans des paysages norvégiens, finlandais et allemands. La superposition de ces expériences trans-temporales ne cesse de se multiplier.
Part II : Kilpisjärvi, 13:14″

Filmée à la Station de biologie de Kilpisjärvi (gérée par l’Université de Helsinki) en Finlande au cours de la résidence Ars Bioarctica, gérée par le Bioart Society et à l’Atelier Bo Halbirk, Paris, France. Montage vidéo réalisé en résidence à Atelier Nord, Olso, Norvège

Part II du triptyque a lieu à Kilpisjärvi, Finlande, où ma propre voix et celle de l’artiste environnementale Leena Valkeapää racontent deux histoires entrelacées. La première est un souvenir de lumière, raconté par Leena, de son expérience d’élevage de rennes sous la lumière des aurore boréales. La deuxième est mon propre récit, écrit également à Kilpisjärvi, comme une réponse à la connexion viscérale que je ressentais à ce paysage arctique : un souvenir en cours de construction. Les prises de vue mélangent des tentatives de matérialiser une couche de mémoire vive qui recouvre tout, et dont la forme visuelle se mute en fonction des expériences subjectives du spectateur, placé dans l’espace-temps particulier d’un paysage donné. J’envisage la matérialité de cette voile comme une sorte de peau, semblable à la substance du biofilm ou du biocrust. J’emploie différents matériaux synthétiques, humains (surtout photosensibles) comme un tissu transparent ou un film photopolymer afin de voiler et dévoiler des fragments du paysage à différentes échelles. Mes mains apparaissent également dans la vidéo, lorsque je récolte des échantillons de bactéries photosensibles de la chute d’eau de Kitsiputous à Kilpisjärvi étudiées par la microbiologiste Minna Männistö. Après les avoir récoltés, j’ai exposé ces mêmes bactéries contenues au sein des boites de petri à la lumière UV sous des négatifs photographiques. Des textes, images, ou traces des souvenirs de Leena et moi étaient donc imprimés dans les corps de ces bactéries grâce à leur rencontre avec la lumière. À la fin du projet, les bactéries étaient rendues aux mêmes sites où elles étaient récoltées.
Part III. Sandøya- Strückhausen, Paris, 18:28”

Part III rajoute une dernière couche de mémoire à révéler au sein de la matrice du biofilm. Cette œuvre suit mon chemin pour rentrer à Concarneau, via Paris, depuis Oslo, Norvège, où j’ai déménagé en octobre 2022. La vidéo commence sur l’île de Sandøya, au sud d’Oslo, habitée par ma tante, Laurie Vestøl. C’est là où j’ai découvert, à tout hasard, un autre biofilm photosensible— vraisemblablement identique à celui étudié par Cédric Hubas à la station marine de Concarneau— dans les vasières entourant l’île. Au cours de cette même visite, ma tante m’a informée qu’elle avait toujours chez elle les archives de mon arrière grand-mère : poèmes, chansons, lettres qu’elle a écrit au cours de sa vie. Étant donné la photosensibilité de ce biofilm de Sandøya qui m’entourait, l’idée de faire revivre ces textes de mon arrière grand-mère m’est venue naturellement. J’ai choisi un texte en particulier de ses archives : la balade Das Gewitter (La tempête), écrite par Gustav Schwab en 1828 et retranscrite par elle à une date inconnue au cours de sa vie. Le sujet de cette balade traite d’un événement réel : la foudre a frappé une maison, tuant en un seul coup quatre femmes de quatre générations : enfant, mère, grand-mère et ancêtre. Pour l’œuvre vidéo, j’ai demandé à une amie allemande, Nora Assendorp, d’enregistrer sa lecture de cette balade et de retranscrire sa traduction en anglais. J’ai été frappée par sa mélancolie et sa pertinence dans le contexte de la crise écologique : quatre générations de l’humanité tuées simultanément par un phénomène naturel. La fragilité et l’échelle du temps extrêmement courte de la vie humaine, même lorsqu’elle s’étale sur plusieurs générations, devient une évidence, une ironie macabre dans le texte de Schwab.

La découverte de cette balade m’a amenée à la dernière femme qui allait offrir un souvenir à révéler dans le biofilm : Françoise Pelet. Naturellement, les quatre femmes dont les souvenirs sont révélés au cours du triptyque vidéo sont issues de quatre générations, tout comme les femmes de la balade de Schwab : moi-même (petite fille, b. 1993), Leena (mère, b. 1964), Françoise (grand-mère, b. 1937) et Anna Purrnhagen (ancêtre, b. 1900). Par contre, chacune d’entre nous est née dans un pays différent et, à part moi et Anna Purrnhagen, ne partagent pas des liens de sang. Françoise raconte son souvenir de la Libération de Paris, en tant que fille de six ans qui s’oblige à vaincre son peur des allemands. Ce souvenir est juxtaposé avec la transcription d’Anna Purrnhagen de la balade Das Gewitter— qui exprime également la mélancolie de son enfance en Allemagne au cours de la première guerre mondiale.

Mes propres mains sont également montrées dans cette dernière vidéo en récoltant des bactéries photosensibles des lichens qui poussaient sur la tombe familiale d’Anna Purrnhagen, dans la cimetière de son village de naissance, Strückhausen. J’ai ensuite cultivé ces bactéries au sein des boites de petri afin de répéter les révélations photographiques faites à Sandøya. Les bactéries de Strückhausen ont formé des nouveaux biofilms dans les boites de petri, qui étaient ensuite exposés à la lumière UV. Les transcriptions d’Anna Purrnhagen, transformées en négatifs photographiques, étaient donc projetées directement sur les bactéries issues de son lieu de naissance. J’ai continué à matériellement réinterpréter ce texte en re-transcrivant son écriture directement dans le biofilm généré par ces bactéries. J’ai également fait des frottages en charbon de ses textes sur la tombe de la famille Purrnhagen à Strückhausen. Ces frottages, qui apparaissent dans la vidéo, montrent une tentative de faire fondre l’un dans l’autre les traces de son écriture et la matrice vivante du biocrust qui poussaient sur sa tombe familiale. Enfin, pour terminer le cycle du triptyque, j’ai répété le processus de révélation du souvenir de Françoise dans le biofilm de Concarneau, afin de terminer le projet là où il a commencé. La superposition filmique de ce processus répétitif de révélation photographique vivante au sein de quatre paysages, avec les souvenirs de quatre femmes, complète le triptyque.